O Femme, qui donc es-tu ? Et ta Maison ?

Conférence de Robert Mallet-Stevens 
et Georges Huisman 
le 20 février 1931


Publiée dans Conférancia
n° 22 du 5 novembre 1931 pages 482 à 498
Directrice Fondatrice : Yvonne Sarcey
5 rue La Bruyère Paris IXe
Document issu de la collection de Jacques Desbarbieux

" O Femme, qui donc es-tu ?
Et ta Maison ? "



Dans cette conférence, M. Mallet-Stevens, le célèbre architecte moderne, et l'éminent historien et critique d'art M. Huisman ont en pleine liberté exprimé leur opinion sur le modernisme en art. Leur controverse obtient un éclatant succès. Tour à tour, le public applaudit, rit, proteste, approuve, s'exclame ; des « oh! » de surprise ou de joie se font entendre. C'est l'honneur de  ces  Instantanés  Modernes   qu'ils  expriment avec force les goûts et les tendances actuels.

M. GEORGES HUISMAN

MESDAMES, MESDEMOISELLES, MESSIEURS,

IMAGINEZ UN INSTANT, si vous le voulez bien, qu'au lieu d'avoir devant vous un architecte et un historien d'art vous braquiez vos regards sur deux avocats ayant revêtu la toge classique. Vous êtes le jury — et quel jury redoutable ! — et nous, nous sommes deux avocats désignés d'office, tout à fait d'office, qui allons tenter devant vous un très délicat plaidoyer.
Ne vous imaginez pas un instant que nous tenions un langage révolutionnaire. Nous ne sommes révolutionnaires ni l'un ni l'autre ; en parlant un tel langage, nous défendons tout simplement — et vous défendez avec nous — la beauté et la liberté de l'art. Car, il ne faut pas vous y tromper, les grandes époques artistiques, ce sont celles qui ont été originales, ce sont celles qui ont su créer dans tous les domaines, en brisant résolument les chaînes, ces chaînes pesantes qui attachent le présent au passé. Vous êtes évidemment sceptiques. Eh bien, voici quelques exemples, espérons-le, péremptoires.
Remontons au déluge, ou même, pour une fois, bien avant le déluge. Quand les habitants des cavernes entreprirent de décorer leurs intérieurs, est-ce qu'ils se sont laissé influencer par les enseignements de leurs pères, les hommes, ou par les enseignements de leurs lointains « aïeux », les singes ? En aucune manière, car ces habitants des cavernes étaient de
A la question que Mme Yvonne Sarcey  « Et ta maison, que sera-t-elle ? » nous répondons, de toute la force de nos convictions et, en secouant, pour mieux vous convaincre, nos larges manches de serge noire, nous vous disons :
— Ta maison (pardon, votre maison !), elle sera la maison de 1931, voire de 1935 ; mais elle ne sera ni celle de 1900, ni celle de 1800.
Aucune d'entre vous, mesdemoiselles, éprouve-t-elle jamais la tentation de jouer au tennis, au golf, de danser, de se rendre aux conférences de l'Université des Annales, en s'habillant exactement comme étaient vêtues vos arrière-grand'mères ?
Versez-vous jamais des larmes amères en relisant les évocations d'Henri Béraud et en songeant à l'heureuse époque, trop tôt disparue, des épingles à cheveux, des bottines à boutons, des crinolines, des lampes à pétrole, des corsets-cuirasses, des omnibus à trois chevaux et des bigoudis ?
Eprouvez-vous quelque tristesse en songeant qu'au lieu d'être de fidèles auditrices de l'Université des Annales vous auriez pu, pensionnaires zélées de Saint-Cyr, au temps du grand roi, répéter les chœurs d'Esther en présence de Racine ?

Eh bien, vous aimez franchement notre époque, et nous aussi. Alors, nous serons vite d'accord et vous direz, avec nous :
— Vive notre temps, avec ses qualités, ses imperfections, ses beautés et ses tristesses ! Vivent (sic) l'architecture et les arts décoratifs de 1931, que les artistes créent chaque jour sous nos yeux, et à bas les copies, à bas les pastiches, à bas les répétitions éternelles, les formules surannées, les poncifs rococo et les lieux communs ressassés depuis des siècles !

Ne vous imaginez pas un instant que nous tenions un langage révolutionnaire. Nous ne sommes révolutionnaires ni l'un ni l'autre ; en parlant un tel langage, nous défendons tout simplement — et vous défendez avec nous — la beauté et la liberté de l'art. Car, il ne faut pas vous y tromper, les grandes époques artistiques, ce sont celles qui ont été originales, ce sont celles qui ont su créer dans tous les do¬maines, en brisant résolument les chaînes, ces chaînes pesantes qui attachent le présent au passé. Vous êtes évidemment sceptiques. Eh bien, voici quelques exemples, espérons-le, péremptoires.
Remontons au déluge, ou même, pour une fois, bien avant le déluge. Quand les habitants des cavernes entreprirent de décorer leurs intérieurs, est-ce qu'ils se sont laissé influencer par les enseignements de leurs pères, les hommes, ou par les enseignements de leurs lointains « aïeux », les singes ? En aucune manière, car ces habitants des cavernes étaient de véritables créateurs. Pour le plaisir des yeux, pour satisfaire à des instincts religieux, pour rendre leur retraite joyeuse et belle, tandis que les animaux féroces rôdaient encore aux alentours, les hommes des cavernes ont offert à l'admiration de leurs épouses, des amis et de la marmaille,  des animaux peints ou sculptés que Géricault, Jouve et Pompon n'ont jamais dépassés. 

N'allez pas en conclure un instant que nous vous  proposons de retourner à l'âge des cavernes. Aux plaisirs des cavernes, vous préférez évidemment les joies du camping. Mais, si vous comparez l'art décoratif de Louis-Philippe à l'art décoratif des cavernes, vous serez bien forcés de convenir que ce n'est pas Louis-Philippe le vainqueur.



Sautons encore à travers les siècles. Pourquoi, lorsque les archéologues et les touristes débarquent en Crète, à Grosse, pourquoi éprouvent-ils tant d'admiration pour les vestiges de l'art crétois qui florissaient aux environs du XXe siècle avant notre ère ? C'est encore pour une raison fort simple. Les architectes et les décorateurs de la Crète ancienne n'ont jamais manqué d'y construire des maisons agréables et confortables. Les immeubles à étages de Cnosse, au temps du roi Minos et de Pasiphaé, avaient le tout-à-l'égout, le chauffage central : ils étaient infiniment plus habitables que les maisons d'Athènes au temps de Périclès. Et, sur les murs de ces demeures, des décorateurs complètement inconnus ont représenté des scènes de la vie quotidienne, des courses d'animaux, des jeunes femmes à l'œil mutin et vif, si charmantes et si séduisantes que la plus jolie d'entre elles a été surnommée « la Parisienne » par les terrassiers qui participèrent aux fouilles. Le confort, la vie, voilà ce qu'il y a dans l'art crétois. Ce sont les principes indispensables de l'architecte et du décorateur qui veulent être utiles à leurs contemporains.

Encore une enjambée, si vous le voulez bien ; sautons à travers quelques siècles et ouvrons L'Odyssée. Vous ne nous direz certes pas que nous invoquons des arguments révolutionnaires, si nous cherchons nos textes dans les poèmes homériques ! Eh bien, quand Ulysse et Pénélope se marient, quand ils veulent monter leur ménage, Ulysse se garde de confier à un ouvrier quelconque, ou à un tapissier à façon, le soin de fabriquer le lit nuptial. Cet homme ingénieux n'aimait ni le tout fait ni la création en série, et il imagina son lit suivant une recette que nous pourrions recommander aujourd'hui à beaucoup de mariés ayant à souffrir de la crise du logement. Il y avait, dans la cour de la maison d'Ulysse, un olivier au large feuillage verdoyant et plus épais qu'une colonne (je vous cite L'Odyssée). Absolument seul, sans le concours d'aucune main mercenaire, Ulysse construisit sa chambre nuptiale, tout autour de l'olivier, avec de lourdes pierres qu'il flanqua d'un toit et d'une grande porte ; après quoi, il coupa les branches de l'olivier, il en polit soigneusement le tronc, dont il fit la base du lit orné d'or, d'argent et d'ivoire. Et (je vous cite encore L'Odyssée) « la peau pourprée et splendide d'un bœuf tendu par-dessus le tronc d'olivier » acheva de constituer ce singulier lit nuptial. C'est ce que nous pourrions appeler de l'ouvrage bien fait. A ceux qui se contentent aujourd'hui de mobilier en série, nous recommandons la conception chère à l'astucieux Ulysse, car c'est la formule originale, unique, d'un ameublement vraiment moderne. Niais, malheureusement, nous ne pouvons plus recommander aux jeunes mariés d'aller se promener dans les bois d'Ithaque pour y couper les rameaux d'olivier, et l'habileté manuelle des jeunes gens n'est plus celle d'Ulysse.

Alors, cherchons encore quelques exemples : encore quelques tours de roue à travers d'autres siècles.
Les femmes du Moyen Age français savaient se composer des intérieurs tout à fait admirables. Elles avaient des meubles de bois délicatement sculpté qui s'alliaient à des étoffes d'Orient rapportées des Croisades ou des pèlerinages en Terre Sainte. L'ensemble formait une étrange symphonie, vibrante, ultra-moderne, aux tons rouges et bleus, qui faisaient mieux ressortir la blancheur des vêtements. Ces lointaines aïeules n'avaient pas besoin des conseils de leur mari pour exceller dans la composition d'un intérieur, et chaque génération avait exactement son art décoratif. C'est l'idéal même que nous vous proposons, et nous regrettons infiniment qu'Iseult n'ait jamais pu aménager l'intérieur qu'elle rêvait pour Tristan.

Nous arrivons enfin à des temps plus modernes.

L'art du XVIIe siècle, c'est évidemment Louis XIV ; mais qu'est-ce que Louis XIV aurait pu faire si les femmes avaient été opposées à ses conceptions décoratives ? Or, ce qui fait vraiment la grandeur de l'art classique, c'est qu'il sut convertir aux goûts du roi toutes celles qui hantaient Versailles. Toutes les femmes qui se trouvaient là, les reines de la main droite ou de la main gauche, les princesses, les duchesses, les marquises, ont transformé leurs palais ou leurs hôtels en suivant aveuglément les desseins du maître et les principes de ses artistes. Cet art du siècle de Louis XIV, fait d'un équilibre constant entre l'architecture, la peinture, la sculpture, l'art décoratif, nous le devons à la collaboration totale du roi, des courtisans et des femmes de l'époque.
Heureuse et rare époque, où les hommes et les femmes avaient exactement les mêmes préoccupations artistiques ! Heureuse et délicate époque aussi, où, grâce à l'or qui coulait à flots, Mlle de La Vallière pouvait changer de meubles suivant les saisons et faire disposer tour à tour, dans ses salons, un mobilier d'automne, d'hiver, de printemps et d'été.
Aujourd'hui, en fait de décoration d'été, vous savez que nous nous contentons de nous adresser au tapissier, qui enlève les tapis des appartements et des escaliers. Convenez que, là aussi, nous n'avons pas lieu d'être bien fiers !

En somme, pourquoi notre tempe n'a-t-il pas réalisé encore des progrès décisifs dans le domaine de la décoration intérieure, dans le domaine de l'architecture et de l'art décoratif ? La faute en est, sans nul doute, à ce stupide XIXe siècle, qui a mis à la mode le pastiche, le plagiat et qui, le romantisme venant à la rescousse, nous a enseigné que notre premier devoir était de conserver dans nos intérieurs tous les meubles qui avaient fait les délices des générations précédentes. C'est une pitoyable erreur.

Quand une jolie femme, contemporaine de Louis XV, installait sa maison, elle commençait par exiler dans les combles les meubles dont elle ne voulait plus et elle se meublait exclusivement en Louis XV. Quand, au couchant de la monarchie, une petite marquise voulait décorer sa maison du faubourg Saint-Germain ou de la rue Saint-Honoré, elle n'acceptait que les meubles Louis XVI.
Mais, au XIXe siècle, quand l'impératrice Eugénie a voulu se créer, au château de Compiègne, un boudoir qui fût digne d'elle, elle y a accumulé des sièges Louis XV, Louis XVI, Louis-Philippe, des consoles et des crédences premier Empire, des armoires chinoises, des tables japonaises, des bahuts Renaissance et ces épouvantables canapés ou poufs second Empire, rutilants et capitonnés. Bien plus, l'impératrice Eugénie avait fait disposer tout ce mobilier hétéroclite dans un désordre voulu, et, de peur que quelque femme de chambre d'un goût plus sûr ne tentât de classer les meubles par siècle ou par époque, elle avait fait tracer, sur le plancher, des marques à la craie pour retrouver la place exacte de chacun de ces meubles.

Les femmes du second Empire avaient donc oublié à jamais la leçon de Mlle de La Vallière ou de Mme de Pompadour. Au XIXe siècle, l'art décoratif est l'entassement, la surabondance, et quand, dans ce siècle d'abomination, un romancier célèbre peint le boudoir d'une jolie femme, d'une reine de Paris, écoutez, je vous prie, ce qu'il propose à l'admiration de ses lecteurs :
« A côté de la chambre, le petit salon offre un pêle-mêle amusant d'un art exquis ; contre la tenture de soie rose pâle, — un rose turc fané, broché de fils d'or, — se détachaient un monde d'objets de tous les pays et de tous les styles, des cabinets italiens, des coffres espagnols et portugais, des pagodes chinoises, va paravent japonais d'un fini précieux, puis des faïences, des bronzes, des soies brodées, des tapisseries au petit point, tandis que des fauteuils larges comme des lits et des canapés profonds comme des alcôves mettaient là une paresse molle, une vie somnolente de sérail (ne). La pièce gardait le ton du vieil or fondu de vert et de rouge... »


Un ameublement cossu d'autrefois
Cette description éminemment artistique, nous l'avons tirée de l'œuvre d'Emile Zola, et elle se trouve dans Nana. C'est ainsi qu'un de nos romanciers les plus fameux se représentait le petit salon dans lequel évoluait une des plus jolies femmes de Paris.
Voulez-vous quelque chose de plus artistique encore ?
Je vous demande de vouloir bien savourer mot par mot la description de cette salle de billard, très parisienne elle aussi, mais troisième République :
« La salle de billard est de style hindou. De magnifiques panoplies réunissent les boucliers damasquinés des rajahs, les cimeterres mahrattes,   les casques  à  bavolet de mailles d'acier, à nasal niellé d'or des chefs afghans et les longues lances ornées de queues de juments blanches des cavaliers de Kaboul. Les murailles sont peintes d'après les dessins rapportés de Lahore. Les panneaux des portes ont été décorés par Gérome. Le grand artiste y a peint des bayadères aux écharpes tournoyantes et des jongleurs lançant des poignards éclatants. De larges divans bas, recouverts avec de rugueuses et brillantes étoffes d'Orient, entourent le billard. La suspension au gaz, de forme entièrement originale, est exactement la reproduction en argent brun d'un Vichnou, et du nombril du dieu pend une feuille de lotus faite d'émeraudes et chacun de ses bras sou¬tient une lampe en forme de pagode indienne de laquelle jaillit la lumière. »
Avouez que vous n'avez jamais rêvé, pour votre intérieur, d'un appareil d'éclairage inspiré du nombril de Vichnou ! Et il est certain que, après ce texte, il faut renoncer à chercher des documents esthétiques plus épouvantables.
Vous avez sans doute deviné l'origine de cette page littéraire : elle est empruntée à Serge Panine, le roman fameux de Georges Ohnet, qui fut tiré à plus de deux cent mille exemplaires. On frémit en songeant à tous ceux et à toutes celles que ces descriptions artis¬tiques ont intoxiqués !

Et cette salle de billard légitime pleinement la création, à Paris, d'un Musée des Horreurs, où seraient exposés, au mépris des foules mais sous le contrôle d'un jury implacable, les meubles, les objets et les ustensiles les plus hideux conçus par l'aberration de faux artistes en délire.

Eh bien, mesdemoiselles, en toute franchise, si vous trouvez quelque poésie dans le boudoir de Nana, dans la salle de billard de Serge Panine, si vous voulez faire mettre l'électricité dans un nombril de Vichnou, il vaut mieux que nous nous en allions tout de suite, Mallet-Stevens et moi. Mais, si vous estimez qu'en 1931 il y a mieux à faire, alors nous vous demanderons la permission de continuer cette plaidoirie.

M. MALLET-STEVENS

Nous sommes ici pour défendre l'architecture et la décoration modernes. Quels crimes ont-elles commis ? Que leur reproche-t-on ? « Leur innocence ! » diront les méchantes langues. Mais non, le plus grave reproche qu'on leur adresse, c'est d'être « modernes ». Ce qui choque, ce n'est ni l'air, ni la lumière, ni le confort, véritables bases de l'architecture et de la décoration nouvelles ; ce qui choque, c'est la nouveauté elle-même. En France, on a une frayeur irraisonnée de ce qui est nouveau et l'on préfère attendre la consécration d'une œuvre par l'étranger pour être bien sûr de ne pas se tromper. « Pour les artistes, disait Dumas fils, le pays étranger, c'est la postérité contemporaine.  »
D'ailleurs, l'époque à laquelle on vit n'est-elle pas toujours la plus ingrate, la plus critiquable ? N'a-t-on pas toujours vanté les charmes du bon vieux temps ? (On l'appelle invariablement « bon », on ne dit jamais le « bon temps présent ».) L'homme vit d'espoir en l'avenir et de regrets du passé ; « l'espérance et le souvenir ont le même prisme : l'éloignement ». Le présent est comme les absents, il a toujours tort ! Nous nous attendrissons en songeant au postillon d'hier qui mettait plusieurs jours pour remettre une lettre, nous rêvons avec admiration à la télévision sans fil de demain, pendant qu'aujourd'hui nous pestons au téléphone. Il en est de même pour la maison : nous la jugeons sévèrement, pour la seule raison qu'elle est contemporaine. Soyons plus indulgents pour nos œuvres, pour nous, nous du temps présent, qui vivons à une époque que, bien vite, nos petits-enfants appelleront le bon vieux temps !
Ce défaitisme de l'actualité est pratiqué par des gens qui saisissent mal le sens du progrès. Nos maisons doivent s'élever intimement liées au progrès,  dont elles doivent être la conséquence.

La maison a toujours été moderne, et, à toutes les époques, tout en se lamentant sur le temps présent, on bâtissait une maison moderne. L'antiquaille, le goût des collections, le pastiche, comme vous le disait Huisman, sont des inventions du XIXe siècle. La maison, au XIXe siècle, ne fut pas moderne, elle fut un mélange de classique, de gothique, d'Empire, un ramassis de tous les styles, et, quand Sully Prudhomme a écrit :

Je n'aime  pas  les  maisons  neuves, 
Leur visage est indiffèrent,

il jugeait très bien.
Si nous faisons exception pour le XIXe siècle, nous constatons que, de tout temps, an fut toujours moderne. Sur les gravures, les estampes, les tableaux, documents précieux à consulter, représentant un intérieur d'une époque définie, il est très rare de trouver des ornements, des meubles ou des bibelots d'une époque antérieure. Un intérieur du XVIIIe siècle est, en général, entièrement composé d'éléments du XVIIIe et ainsi pour tous les temps. Mme de Pompadour dans un boudoir Renaissance ? Bonaparte dans un cabinet Régence ? On croirait découvrir un anachronisme, et pourtant je suis sûr que, si l'on publiait une série de photographies sur le logis de M. Doumergue, il y aurait quelques réminiscences du style cher à son prédécesseur Napoléon III.
Jadis, on achetait des meubles modernes, on renouvelait son intérieur ; on n'avait pas, comme aujourd'hui, le culte exagéré du souvenir qui, il faut le reconnaître, n'évoque souvent rien. Le Français est devenu conservateur ; il a des armoires remplies à craquer d'objets inutiles, qu'il n'ose donner, car ils ne feraient plaisir à personne, et qu'il se garderait de jeter parce qu'ils ont coûté quelque chose. Après la mort du comte de Montesquiou, qui était un homme d'ordre et un homme d'esprit, on a trouvé dans un tiroir une botte contenant de très courts morceaux de ficelle ; sur la boîte, une étiquette portait cette mention : « Petits bouts de ficelle ne pouvant servir à rien. »
Dans bien des maisons, on conserve ainsi des meubles ou des bibelots semblables aux petits bouts de ficelle du comte de Montesquiou. Et croyez-vous que, réellement, ce soit le souvenir d'une grand tante qu'on n'a jamais connue qui rende indispensable rattachement à un fauteuil sans intérêt ; qu'elle s'y soit assise  inconfortablement,   c'est   certain,   mais est-ce une raison suffisante pour ne pas se défaire de ce meuble, pas très joli et d'une utilité relative ?

Il y en a bien peu, parmi nous, qui ayant, je suppose, une paire de boutons de manchettes sans valeur, s'ils en perdent un, ne conservent pas l'autre ! Ce n'est pas avec le secret espoir de retrouver l'objet perdu, bien moins encore avec le désir de le faire copier, ce qui serait beaucoup plus onéreux que l'achat d'une paire neuve ; non, nous l'enfouissons pour toujours dans un tiroir, bien décidés à ne l'en sortir jamais ; mais on ne jette pas un objet, même déparié, quand la paire a coûté cent francs ; on croirait abandonner cinquante francs à la rue !


Salon moderne par Pierre Chareau
Il en est de même pour les meubles ; à notre époque, on se cramponne à son ameublement, et puis on croit toujours avoir « fait une affaire » chez l'antiquaire ; on se croit toujours plus malin que le monsieur dont c'est la profession de vendre des vieux meubles. Vous êtes si fier de dire à un invité « qui s'y connaît » :
— Vous voyez ce fauteuil, combien : l'estimez-vous ?
L'invité, aimable, déclare toujours un prix, ridiculement élevé, car il sait d'avance Votre joie quand vous lui annoncerez d'un air entendu que vous l'avez payé beaucoup moins cher. Alors, vous pensez, un meuble que vos amis estiment un bon prix et que vous avez acquis pour presque rien, en « roulant » l'antiquaire, ça se garde ! Ce n'est pas seulement l'artiste qui a su dénicher une merveille qui vous fait aimer le meuble, c'est le commerçant qui se révèle en vous, c'est le petit je ne sais quoi, assez flatteur, qui fait de vous un homme d'affaires.
Avant-guerre, l'antiquaire, pour effrayer sa clientèle, traitait tout ce qui était moderne d' « allemand » et, plus spécialement, de « munichois ». Et grand nombre de gens, comme s'ils prévoyaient le cataclysme, se retournaient vers un XVIIIe siècle plus « français », leur disait-on. Car le XVIIIe, inspiré de la Grèce et surtout de Rome, le style dit « classique » est français. C'est une victoire rétrospective du fascisme.
Actuellement,  l'épouvantai! a changé : depuis la guerre, les Munichois ne sont plus à craindre ; l'architecture moderne, la décoration moderne, sont la représentation artistique des Soviets dans ce qu'ils ont de plus dramatique. « Art bolchevik », entendons-nous constamment ; l'art moderne évoque le couteau entre les dents. Messieurs les passéistes ont peu d'imagination ! Ce n'est pas avec de tels épouvantails qu'on arrête une force en marche comme l'architecture et la décoration modernes !


L'architecture, plus que tout autre art, suit son époque, en est le reflet ; la décoration intérieure s'y adapte. Le béton armé a créé une esthétique nouvelle, la manière de vivre des hommes les a fait organiser la maison sur des bases également neuves.
Le plan de la maison modeme tient compte des mouvements inutiles. Se doute-t-on, dans une maison ouvrière où les instants de la ménagère sont comptés, combien il faut faire attention aux distances, à la place de chaque objet ? Mme Bernège, la très active présidente de la Ligue de l'organisation ménagère, a écrit un remarquable opuscule : Si les femmes faisaient les maisons. Elle a calculé les pas inutiles dans une cuisine construite au hasard, elle a compté les heures perdues à des astiquages épuisants et sans intérêt, elle a étudié les connexions des différentes pièces de la maison, elle a mesuré le travail stérile à fournir que représentent les escaliers.
« Il y a, dit-elle, dix millions de ménagères en France. Chacune est condamnée, par l'illogisme ou l'insuffisante installation de sa maison, à accomplir chaque jour au moins deux heures de travaux inutiles ; la France oblige donc ses ménagères à perdre par année sept milliards trois cents millions d'heures, sans profit pour personne, d'un travail fatigant et totalement improductif... C'est là la plus grande folie que l'on puisse imaginer, et ce sera pour nous un découragement immense si les constructeurs modernes ne tentent pas un effort suprême pour faire disparaître à jamais de pareils gâchis de forces, de valeurs et de temps... Nous réclamons des demeures efficientes. »
Et Mme Bemège donne des exemples :
« Entre l'évier de ma cuisine et la table de ma salle à manger, dit-elle, se trouve une distance de huit mètres. Trois repas par jour, cinq navettes chaque fois, cela représente au bout de quarante ans de vie de ménage, je vous le donne en cent... le trajet de Paris à la mer Caspienne, trois mille cinq cent quatre kilomètres, et, comme temps passé, à raison de deux minutes pour faire cinq fois le parcours, mille quatre cent quatre-vingts heures, cent quatre-vingt-cinq journées de travail soutenu ! Parce que ma salle à manger se trouve à huit mètres de ma cuisine ! »
Autre exemple : la salle de bains éloignée de la chambre, cas fréquent à Paris ; vous savez, ces couloirs maussades et mal éclairés ; si l'aller et le retour n'ont lieu que deux fois par jour, après quarante ans on trouve sept cent quatre-vingt-huit kilomètres quatre cents mètres parcourus inutilement et plus de deux cents heures perdues en allées et venues stupides.
Mme Bernège a raison : tout, dans la demeure, doit être prévu pour réaliser le maximum de confort ; supprimons les gestes et les pas inutiles ; « une porte mal placée d'un mètre entraîne, pendant des siècles, et plusieurs fois par jour, une incommodité » ; un téléphone qui oblige à étendre le bras et à se déplacer à son bureau crée, vingt fois dans la journée, un petit agacement qui, si petit soit-il, nuit au travail. L'architecte moderne doit tracer pour la maison, sur ses plans, des schémas de circulation, indiquer sur ses dessins l'ordre du travail dans une cuisine, une buanderie, représenter graphiquement les manœuvres de l'auto rentrant au garage, calculer le sens d'ouverture des portes, l'emplacement exact des interrupteurs électriques, etc.
L'architecte moderne a de grosses responsabilités, d'autant qu'on le critique plus volontiers ; on ne lui passe aucune faute, si faible soit-elle. Avez-vous remarqué qu'un tiroir de commode moderne « doit » glisser avec douceur, fermer hermétiquement, les joints étant invisibles ; au contraire, un tiroir de commode ancienne peut grincer, bâiller dans son alvéole, être difficile à pousser, au risque de tout jeter par terre ? La peinture d'une porte moderne « doit » être irréprochable ; celle d'une porte ancienne peut être mal exécutée : cela n'a pas d'importance, au contraire, puisqu'on imite la poussière, on « patine » les moulures, on salit volontairement.
L'architecte moderne, que guettent les reproches, mais qui est soucieux de bien professer, doit sans cesse penser que la maison qu'il édifie doit être confortable.
Ce souci d'économie de temps et d'espace, les améliorations apportées au confort, comme le téléphone, le chauffage central, l'eau chaude, les carrelages céramiques, l'électricité, ont transformé la maison.

Décrivons par exemple une salle de bains. La salle de bains moderne est une pièce blanche, claire ; les murs sont en faïence blanche ; la baignoire, encastrée ; le lavabo, en grès blanc ; le plafond, ripoliné. Les appareils d'éclairage en verre opalin blanc distribuent une lumière puissante, mais non aveuglante. L'eau chaude, l'eau froide, l'eau adoucie (eau dont le calcaire est éliminé), peuvent couler à flots par des robinets chromés. Les porte-savon, les porte-éponges, sont en faïence blanche encastrée dans les murs. Le sol, en carrelage clair, est recouvert devant la baignoire d'un tapis lavable en tissu-éponge.

Les glaces, les faïences, le métal chromé, luisent sous les ampoules blanches. Tout est net, lumineux : salle de bains faite pour un sportif, pour un homme actif, pour une femme raffinée, pour des enfants sains ; la pièce respire la propreté, la santé. Il est amusant de relire toujours, dans Zola, la description d'un cabinet de toilette sous le second Empire :
« Mais la merveille de l'appartement, la pièce dont parlait tout Paris, c'était le cabinet de toilette. On songeait, en y entrant, à une large tente ronde, une tente de féerie, dressée en plein rêve par quelque guerrière amoureuse. Au centre du plafond, une couronne d'argent ciselé retenait les pans de la tente, qui venaient, en s'arrondissant, s'attacher aux murs, d'où ils tombaient droit jusqu'au plancher. Ces pans, cette tenture riche, étaient faits d'un dessous de soie rose recouvert d'une mousseline très claire, plissée à grands plis de distance en distance ; une applique de guipure séparait les plis, et des baguettes d'argent guillochées descendaient de la couronne, filaient le long de la tenture, aux deux bords de chaque applique...
« Et, sous ce berceau de dentelles, sous ces rideaux qui ne laissaient voir du plafond, par le vide étroit de la couronne, qu'un trou bleuâtre, où Chaplin avait peint un Amour rieur, regardant et apprêtant sa flèche, on se serait cru au fond d'un drageoir... Une armoire à glace, dont les deux panneaux étaient incrustés d'argent ; une chaise longue, deux poufs, des tabourets de satin blanc, une grande table de toilette, à plaque de marbre rose, et dont les pieds disparaissaient sous des volants de mousseline et de guipure, meublaient la pièce. »


Eclairage indirect d'un bureau pour M. André Salmon, par Robert Mallet-Stevens

Evidemment, nous sommes loin de la salle de bains contemporaine ; mais aussi quelle différence d'existence pour ceux qui en ont l'usage ! La femme d'aujourd'hui est sportive, le mouvement ne l'effraye pas et la vie, un peu trop trépidante peut-être, lui sied quand même fort bien. Ses goûts vont plus à la six cylindres qu'à la chaise à porteurs capitonnée qui encombrait le salon ; le cinéma lui a montré les usines en pleine activité, les machines luisantes en évolution ; le rythme des métiers mécaniques de la filature la passionne plus que le rouet en bois tourné, qu'on plaçait autrefois près de la salamandre.
La femme d'aujourd'hui voyage facilement, les déplacements en auto, en avion, en rapide, les croisières régulièrement organisées, lui ont permis de voir du pays, d'étudier les styles étrangers, d'observer mille, détails différents de ceux qui nous entourent habituellement. Le cinéma a transformé aussi les visions ordinaires qu'elle avait de la nature et de l'art. Le ralenti, la microphotographie, la vie des infiniment petits, le développement des végétaux, mettent sous ses yeux des images insoupçonnées et dont elle ne pouvait prévoir la beauté. Les revues illustrées de tous pays, la diffusion des livres, les conférences, les causeries par T. S. F., sont autant d'éléments qui nous ont permis de nous instruire, de connaître mille nouveautés.
La femme d'aujourd'hui n'est plus scandalisée, même pas étonnée, par les formes nouvelles de l'architecture ou de la décoration ; son œil est fait à toutes les lignes, à toutes les proportions des engins nouveaux. Pourquoi, alors, une fenêtre en large qui distribue mieux la lumière qu'une fenêtre en hauteur lui ferait-elle pousser des hauts cris ? Elle admet plus aisément ce qui est normal, parce qu'entraînée, habituée ; elle a une culture infiniment supérieure à celle de la femme d'hier (je parle de la majorité, de la masse), et je suis certain que, de nos jours, Carmen ne serait plus sifflée, Corot, Manet, pourraient exposer librement, le chemin de fer trouverait peut-être parmi les hommes des hostilités comparables à celles manifestées par Thiers et Arago, mais pas parmi les femmes.

Les femmes, aussi paradoxal que cela paraisse, ont l'esprit plus ouvert aux grandes entreprises que les hommes ; elles donnent raison à Balzac quand il dit : « L'instinct, chez les femmes, équivaut à la perspicacité des grands hommes » ; si le détail est souvent négligé chez les femmes, son amour du coussin, de la petite broderie, ses vues, sont plus larges quand il s'agit d'art pur.

M.  GEORGES HUISMAN

Je ne suis pas sûr que vous ayez tout à fait raison, et, au risque de manquer à cette galanterie qui était la vôtre à l'instant, je dirai que les femmes ont tout de même quelque peine à accepter franchement le goût vraiment moderne, soit en architecture, soit en décoration. A qui la faute ? A l'Etat, sans doute, mais aussi à l'éducation des jeunes filles.
Et, d'abord, accusons l'Etat ; c'est plus facile.
L'Etat, en architecture, aime le pompier. Quand on parle, chez nous, de l'architecture d'Etat, c'est évidemment de ce qui est pompier. Peut-on citer plusieurs bâtiments exécutés par l'Etat qui témoignent un esprit ouvert, moderne, compréhensif ?
Qu'est-ce que l'Etat fait faire ? Il fait copier éternellement le style XVIIe et le style XVIIIe siècle. Tandis que l'Eglise, au contraire, a des audaces architecturales fantastiques, — regardez, par exemple, l'église du Raincy, Saint-Dominique, rue de la Tombe-Issoire, Notre-Dame-du-Rosaire, de Pierre Sardou ; les innombrables églises en béton ou en ciment des régions reconstruites, — l'Etat bonde résolument le progrès et il recommande à ses architectes de copier le passé et de le recopier incessamment. Vous chercherez en vain à travers toute la France une caserne, un hôpital, une caisse d'épargne, une prison (car ce sont des bâtiments d'Etat) qui soient, par leurs innovations, leur esprit neuf, une œuvre de notre temps.
Une fois sur cent, il y a un architecte jeune, audacieux, à l'esprit plus original, qui essaye de construire une école primaire ou un bureau de poste conformément à la technique d'aujourd'hui ; je vous prie de croire qu'il ne recommence pas, car il est bien vite montré au doigt ; ses contemporains ricanent en passant devant son œuvre et ils haussant les épaules. Alors, le pauvre architecte officiel, pour continuer à avoir des commandes, abandonne ses velléités ; il retourne à des façades Louis XV ou Louis XVI, qui ont toujours le plus grand succès.
Il y a un exemple que nous pouvons voir à Paris, c'est la Cité Universitaire. Sans doute, c'est une œuvre de la plus haute importance, du plus grand intérêt philanthropique et intellectuel ; je ne critique personne, je constate seulement. Pour la Cité, il était possible, par l'ampleur du programme offert aux architectes, de faire quelque chose d'absolument nouveau et dans l'esprit actuel. Or, qu'a-t-on fait ? Une Cité évidemment très sympathique, mais qui est tout de même la copie d'une vieille cité universitaire anglaise, un Oxford ou un Cambridge transporté au parc Montsouris.
Alors, pourquoi s'étonner si les particuliers et si les femmes, qui s'intéressent plus que les hommes aux questions d'architecture, pourquoi s'étonner si les particuliers continuent à commander à leurs architectes des œuvres de style officiel ? Les particuliers s'inspirent de l'Etat, et il suffit de parcourir les rues neuves de Passy et d'Auteuil, où l'on élève actuellement tant d'hôtels de toute sorte, pour constater partout le triomphe du XVIIIe siècle. Dans la banlieue parisienne, avec la brique et la pierre, c'est le triomphe du Louis XIII. Et, quand nous allons à la mer ou à la montagne, nous constatons qu'un régionalisme mal compris a fait surgir de terre, en interminables séries, la même villa bretonne, la même chaumière basque, la même maison mi-provençale, mi-italienne. C'est partout le même spectacle, et notre architecture d'Etat n'a pas encore assez de confiance dans la vitalité de son temps.
De plus, les jeunes filles n'ont jamais appris à s'occuper d'architecture. Toutes les jeunes filles ont disséqué Andromaque ou des motifs wagnériens, mais aucune d'elles n'a jamais eu l'idée — on ne le lui a jamais demandé d'ailleurs — de comprendre la beauté harmonieuse de la place Vendôme, la poésie pénétrante des maisons de la place des Vosges ou la laideur épouvantable des immeubles style 1900. Et alors, qu'arrive-t-il ? Faute d'une éducation artistique première, les femmes sont prisonnières à la fois des enseignements de l'Etat et des journaux de mode : l'architecture ne progresse pas. En vérité, — il faut le dire tout bas, car c'est un peu navrant, — nous avons, à l'heure présente, les maisons que nous méritons.


M.   MALLET-STEVENS

Les pouvoirs publics, en bons pasteurs, devraient diriger le goût de la population entière, et, si les directives principales étaient fondées sur l'ordre, l'hygiène, la gaieté, une ville comme Paris aurait un tout autre aspect. Les barreaux gros comme le poing aux fenêtres étroites des collèges, les grilles des squares où les enfants paraissent en cage, les rues obscures (ô ironie ! dans Pars qu'on appelle le Ville Lumière) ; les taxes paradoxales sur la publicité lumineuse (le monsieur qui, gracieusement, éclaire la voie publique doit payer) ; le règlement du 13 août 1902, sur les hauteurs des bâtiments dans la ville de Paris, qui autorise des cours à cuisines de trois mètres trente-trois de large pour des immeubles de huit étages ; des bureaux de poste rébarbatifs, des cahutes d'octroi lépreuses et sordides, les affiches qui pendent en loques délavées sur de nombreux murs, autant d'éléments peu faits pour donner à Paris un petit air de gaieté.
Eh bien, la femme plus que l'homme, la femme moderne, est choquée par tant de négligence et si peu d'amour-propre. Souhaitons une ville propre, avec des maisons claires, et celles-ci pour toutes les classes de la société.
On comprend, hélas ! l'abandon du logis familial au profit du marchand de vin, quand le travailleur ne possède qu'une pièce où vivent lamentablement plusieurs personnes ; quand cette pièce honteuse, non chauffée, éclairée au gaz ou au pétrole, sert de chambre à coucher, de salle à manger et de cuisine à toute une famille, le marchand de vin, avec son faux luxe, ses glaces, ses lumières, avec tout son clinquant, sa gaieté artificielle, attire le malheureux sans foyer. Il est excusable : le taudis crée le bistro.
Il faut des maisons claires, des logements sains, de l'air, de l'eau, de la lumière, de la chaleur, de la gaieté, et bien des intérieurs bourgeois sont encore des taudis. Escaliers qui sentent la cave, le chou et le beurre douteux, cuisine prenant jour (si l'on peut dire) sur une courette, salon aux fenêtres en meurtrières, salle à manger marron, aux « pâtisseries » écrasantes, vestibule sans lumière, appartement sans salle de bains l Et cela se loue très cher. Démolissons ces habitations indignes. Toute cette poussière, toute cette crasse, toute cette obscurité malsaine, ne sont pas la tradition; elles ne sont que les tristes résultats de la routine. Applaudissements.


Vestibule d'une maison, rue Michel Ange à Auteuil, par M. Robert Mallet-Stevens

La femme d'aujourd'hui est entraînée, malgré elle, vers l'architecture et la décoration modernes par tout ce qui l'entoure ; la lumière, par exemple, de plus en plus distribuée à profusion dans les magasins, l'incite, la pousse à s'éclairer davantage ; nos yeux, habitués aux flots d'électricité déversés pour des raisons publicitaires dans les magasins, trouveraient, par opposition, nos intérieurs bien enténébrés, si nous nous contentions de la lampe à abat-jour d'il y a dix ans seulement. Et cet éclairage intense, raisonnablement réparti, n'est possible que par des procédés modernes : gorges en staff, projecteurs, plafonds incurvés, etc., toutes formes nouvelles puisqu'elles sont liées à un éclairage nouveau.
Les meubles aussi ne sont plus simplement la commode et les fauteuils. Le phonographe est un meuble, la T. S. F., le téléphone, la machine à écrire, demandent, exigent des meubles spéciaux que nos pères ne pouvaient soupçonner.

Si nous nous dirigeons vers la cuisine, le changement est plus invraisemblable encore : glacière électrique, fourneau émaillé au gaz ou à l'électricité, machine à laver, évier à ordures ménagères, moulin à café mécanique, ventilateur, etc. La cuisine est un « salon des arts ménagers » en miniature, et la cuisine d'antan paraît démodée et primitive.
On conçoit que tous ces organes nouveaux influent sur la distribution et la structure de la maison. Les formes nettes et logiques des meubles nouveaux, où la mécanique intervient, la connaissance des automobiles, des avions, les vues de machines en mouvement, le besoin de confort, les difficultés d'entretien de la maison, l'aisance qu'on désire pour avoir tout en ordre avec le minimum d'efforts, l'air qui vient d'être inventé grâce aux sports, la lumière artificielle grâce à la publicité, plaident en faveur d'une habitation moderne, moderne en ce qu'elle a de pratique et d'esthétique.
La maison, que sera-t-elle ? Oh ! Pas un palais, bien sûr, c'est bien inutile ! Nous ne sommes plus au temps où les architectes gémissaient sur la décadence de l'architecture, occupés qu'ils étaient jadis à construire des châteaux, et dont le bel art ne consistait plus, comme écrivait avec amertume l'architecte Patte, en 1754, qu' « à distribuer avec grâce des petits appartements et à décorer de menuiseries une salle de compagnie ou un cabinet ». De nos jours, les architectes se contentent de bâtir des maisons, modestes peut-être, mais où il fait bon vivre.
Je ne puis que vous donner mon opinion et vous exposer mon désir. J'ai la bonne fortune de construire actuellement une maison moderne pour une famille de neuf personnes. Huisman va vous la décrire. Elle correspond à ce que nous souhaitons, à la simplification de l'existence   avec   le   maximum   de   confort.

M.  GEORGES HUISMAN

La maison que Mallet-Stevens est en train de construire, à Roubaix, est une maison comprise pour une famille de neuf personnes, sans compter les domestiques, et vous allez voir qu'elle est destinée à fournir non seulement le maximum de confort aux habitants, mais encore le maximum de facilités à tous ceux qui sont appelés à y vivre et à y travailler.
Mallet-Stevens a profité d'une exposition au midi, sur une petite hauteur de terrain, avec une vue agréable sur les plaines de Flandre, et, naturellement, l'architecte a disposé partout de grandes baies à guillotine, qui donnent le maximum d'air et de lumière, au lieu de la fenêtre classique, qui prend de la place et qui s'ouvre dans la pièce. Les portes sont à cou¬lisse. Chaque étage a de grandes terrasses tout à fait praticables. A l'étage supérieur, une grande terrasse recouvre toute la maison. On peut y prendre ses repas en été, on peut y prendre le thé à la belle saison, et un monte-plats électrique a été prévu à cette intention. Et, comme nous sommes dans une région où les habitants aiment bien les sports, Mallet-Stevens a préparé une grande piscine contre la maison et sous celle-ci, grande piscine avec les vingt-cinq mètres réglementaires, où toutes les compétitions sportives pourront être disputées.
Toute cette maison est chauffée, éclairée, desservie suivant les procédés les plus modernes : chauffage au mazout, avec une chaufferie centrale carrelée en blanc.
L'électricité est partout : glacière électrique, ascenseur électrique depuis la cave jusqu'au sommet et petite salle électrique jouant le rôle de « centrale électrique », avec tous les coupe-circuit de la maison réunis sur le même tableau.
Dans chaque pièce, on a prévu le téléphone, soit avec l'intérieur, soit avec le réseau ; dans chaque pièce aussi, apparaît une innovation — que, peut-être, vous n'apprécierez pas tous — un appareil de T. S. F. avec possibilité de pouvoir entendre la radiophonie de son lit, avec réglage et coupure à la tête de celui-ci.
Ajoutez encore, dans chaque pièce, une pendule électrique, et, comme il faut éviter les gestes inutiles, le réglage de toutes ces pendules est fait automatiquement par T. S. F.
Je ne vous décrirai pas la cuisine, l'arrière-cuisine, la buanderie ; après ce que Mallet-Stevens vous a dit tout à l'heure, vous devinez ses idées à cet égard.
Chaque chambre a sa salle de bains, avec l'eau chaude, l'eau froide et l'eau adoucie, c'est-à-dire filtrée et débarrassée de toutes les substances calcaires qu'elle peut contenir. Chaque pièce également dispose d'une prise de courant spéciale pour le nettoyage par le vide.
Certaines innovations, curieuses, valent de vous être signalées. Par exemple, la question des clefs. Petite chose, direz-vous, mais elle a son importance quotidienne. Chaque chambre s'ouvre à l'aide d'une clef spéciale ; mais les maîtres de la maison ont à leur disposition un passe-partout d'une forme particulière qui permet d'ouvrir n'importe quelle porte,  à n'importe   quel   étage   et   dans   n'importe   quelles conditions.

De plus, la porte d'entrée de la propriété est une porte à coulisse, comme celle des passages à niveau. Lorsque le maître de maison revient chez lui, le soir, il lui suffit de donner un coup de klaxon en arrivant devant sa porte ; si le concierge est couché, il n'a pas besoin de se lever pour aller ouvrir la porte d'entrée : de son lit, il appuie sur un bouton électrique et la porte à coulisse s'ouvre.
Ensuite, autre raffinement : l'auto, en arrivant devant le garage souterrain, pèse de son poids sur des plots, ce qui fait ouvrir la porte du garage. Il est donc inutile de déranger les domestiques ; personne n'a besoin d'attendre ; tout fonctionne électriquement. Et, quand l'auto est rentré au garage, le propriétaire trouve à sa disposition un petit ascenseur électrique qui le mène jusqu'à son appartement.
Dans cette maison, tout ce qui concerne les domestiques a été prévu exactement comme pour les maîtres. Les chambres sont conçues de la même manière ; les fenêtres sont les mêmes ; il y a le même chauffage, les mêmes salles de bains, les mêmes lavabos.
Pour les enfants, on a prévu une salle de jeux d'un aspect particulier. Chacun sait combien, même dans les appartements les plus vastes, il est difficile d'organiser une réunion d'enfants. Pour n'avoir pas à démeubler une pièce, Mallet-Stevens a donc imaginé pour les enfants cette salle de jeux, qui peut se transformer indifféremment en salle de spectacle, en salle de conférences et en salle de cinéma, de telle sorte que tout le monde, dans la maison,  se trouve avoir satisfaction.
Tout au sommet de l'immeuble, Mallet-Stevens a disposé une tourelle circulaire, avec une table d'orientation, et l'on peut ainsi communiquer, au besoin, par signaux optiques, avec les amis qui sont dans les propriétés voisines. On peut se distraire encore, grâce à la table d'orientation, en suivant le vol des grands avions qui s'en vont vers l'Angleterre ou vers la Hollande.
Dans le parc, enfin, pour montrer qu'il ne sacrifie nullement l'agréable à l'utile, Mallet-Stevens a prévu un potager, une roseraie, un grand miroir d'eau de soixante-treize mètres de long, d'immenses parterres de fleurs à couper et de belles places de jeux pour les enfants.
En somme, une maison comme celle-ci doit d'abord donner du confort ; elle doit aussi créer quotidiennement de   la   beauté,  et   elle   est conçue également pour que tout le monde soit déchargé de ces besognes fastidieuses et stériles auxquelles Mallet-Stevens faisait allusion tout à l'heure.


Maison à loyers moyens, à Paris, par M. Robert Mallet-Stevens
Mais nous devinons sans peine vos réflexions intérieures et vos objections. Si vous preniez la parole, vous nous diriez : « Sans doute, tout cela est séduisant ; mais Mallet-Stevens fabrique des maisons pour milliardaires, et les jeunes mariés, pendant ce temps-là, n'ont ni la possibilité ni les moyens d'avoir à leur disposition de tels immeubles. »
Alors, changeons, si vous le voulez bien, les termes du problème et posons une nouvelle question : « Ton appartement, que sera-t-il ? »
La jeune fille se marie. Après les démarches classiques dans les agences, les visites aux concierges, aux gérants, etc., elle trouve un appartement, et les jeunes époux vont s'installer dans ce home que nous allons aménager à leur intention.
Prenons un appartement de quatre pièces, avec cuisine et salle de bains. Inutile de revenir sur la cuisine ni sur la salle de bains. L'idéal serait que ces deux pièces fussent aussi parfaites dans une maison ouvrière que dans un hôtel de milliardaires, car il s'agit d'économiser le temps, d'améliorer la santé, et, en vérité, plus le train de vie est modeste, plus l'outillage domestique devrait être perfectionné. Malheureusement, il n'en est pas toujours ainsi. Et alors, mon cher Mallet-Stevens, je vous livre quatre pièces : quel parti allez-vous en tirer ?


M.  MALLET-STEVENS

Un parti bien simple et bien raisonnable.
J'ai horreur des pièces qui servent à tout, salle à manger-boudoir, chambre à coucher-salon, salon-studio... La chambre à coucher qui sent la friture, on la salle à manger qui sent la poudre de riz. La vaisselle dans le salon, la pelote d'épingles sur le buffet. Non !
Vous avez quatre pièces à meubler. Je vous proposerai simplement de faire une salle à manger, un salon, une chambre à coucher et une chambre d'enfants.

M. GEORGES  HUISMAN

Mais vous êtes un affreux bourgeois !

M. MALLET-STEVENS

C'est possible !
Pour vous rassurer, je fais sauter tontes les cheminées, qui prennent de la place ; en général le chauffage central marche assez bien. Je fais sauter les petits carreaux des portes, car les portes sont faites poux être ouvertes au fermées et non pas pour faciliter les indiscrétions, et je fais sauter les portes qui séparent la salle à manger du salon, car il suffît d'un rideau ou d'un paravent pour les diviser. Je fais sauter...

M.  GEORGES  HUISMAN

Le propriétaire ?

M. MALLET-STEVENS

Non, mais toutes les « pâtisseries » décoratives des corniches et plafonds, les moulures qui encadrent tes portes, toute cette désolante ornementation au rabais dont les maisons modernes ont la faiblesse de s'enorgueillir. Je fais sauter les vitraux opaques de la salle à manger, vous savez, ces vitraux qui, neuf fois sur dix, on ne sait pourquoi, représentent des hommes d'armes du temps de Charles-Quint ou des ibis parmi des roseaux. Dans ces quatre pièces nues, arcbinues, je conseille de faire peindre les murs en teinte bien claire, bien franche, bien lumineuse.

M. GEORGES  HUISMAN

Précaution d'autant plus utile, en somme, que les fenêtres mal faites, à poignée au lieu d'être à guillotine, ne laissent   entrer   qu'un jour insuffisant : avec le  système  Mallet-Stevens, vous aurez la lumière.
Commençons par le commencement. Je vous donne la salle à manger, qu'y mettez-vous ?

M. MALLET-STEVENS

Un dressoir, une table, six bons fauteuils ou six bonnes chaises, pas plus. Rien n'est aussi triste, lorsqu'on est peu nombreux à table, que ces chaises vides, alignées le long des murs ; elles paraissent attendre des convives inexacts. Quand vous serez huit, vous prendrez deux sièges dans la chambre voisine. Si vous avez, un jour, un très grand dîner, vous louerez des chaises : le modèle le meilleur marché, c'est le moins laid. Pas trop de sièges, c'est une règle.
Mais que le service de table soit gai, coloré, agréable à contempler ; de belles couleurs, de belles formes, valent mieux sur la table que tous les apéritifs. Une nappe claire pour le dîner ; elle reflète la lumière sur le visage et combat la clarté un peu dure qui tombe du plafond. La salle à manger est faite pour qu'on y mange avec plaisir ; ne lui en demandons pas davantage.

M. GEORGES HUISMAN

Et c'est pourquoi vous allez faire accrocher au mur de séduisantes natures mortes, d'énormes pièces de gibier, des morceaux de viande très saignante, des omelettes baveuses et des fromages bien coulants. Les voilà, vos apéritifs !

M. MALLET-STEVENS

Vous ne parlez pas sérieusement. Sur les murs de la salle à manger, aucun tableau alimentaire : certains coupent l'appétit, mais simplement des œuvres d art qui plairont. Suivant vos goûts, un portrait, un paysage, un dessin. De la sobriété sur les murs et une table bien servie, des fleurs, un couvert brillant : les yeux et l'estomac seront satisfaits.

M. GEORGES HUISMAN

Alors, passons dans le salon. La difficulté consiste à y introduire un piano, un quart de queue ou un piano droit dont les teintes et les formes demeurent si discutables parmi les meubles modernes. Comment le voyez-vous, le piano ?

M. MALLET-STEVENS

Mais je ne le vois pas Là. Ce n'est pas un instrument indispensable, sauf chez les musiciens consommés, presque des professionnels. Nous avons aujourd'hui le phonographe et la radiodiffusion. Entendre un pianiste amateur, ce n'est pas amusant ! Avec les disques, nous pouvons avoir chez nous les plus grands vir¬tuoses, pourquoi nous en priver ? On n'ose plus jouer du piano devant des amis : la comparaison avec le disque est trop désavantageuse ; aussi, a-t-on un piano pour meubler le salon et sans se soucier du son ; plus on peut dépenser, plus il est grand.

Chaque époque a connu un meuble nouveau. Le piano lui-même est d'invention relativement récente. Le phonographe est le meuble nouveau de notre siècle ; accompagné de la discothèque, il peut avoir des lignes très heureuses, être composé pour former un ensemble harmonieux avec les autres éléments du mobilier. L'appareil de T. S. F. peut être très beau également. La seule difficulté est de cacher les innombrables fils de cet appareil dit « sans fil ».
La vraie place de ces appareils de musique mécanique est au salon, entre quelques très bons fauteuils confortables, profonds, propres à la rêverie et à la conversation, et parmi des livres, parmi beaucoup de livres.
Si nous avons de beaux bibelots, nous les mettrons en vitrine ; mais nous n'aurons pas une vitrine pour le simple plaisir d'en avoir une, garnie de bibelots indignes, triste collection des cadeaux de mariage, trop laids ou trop peu importants pour valoir les honneurs du « Tepassage ».
Les livres et la musique éliront domicile dans ce salon, où le jeune ménage se tiendra volontiers.

M. GEORGES HUISMAN

Je vous abandonne volontiers les cadeaux de mariage : certains jeunes ménages s'entendent à les échanger en série.
Ce salon sera une pièce personnelle, intime, très habitée.
Ayez beaucoup de livres, mais rien que les livres que vous aimez ; les autres, ceux qui vous sont indifférents, mettez-les au grenier ou à la cave, vendez-les ou prêtez-les à vos amis, puisque vous êtes sûrs, ainsi, de ne jamais les revoir !
Ayez peu de bibelots, et surtout ne cédez pas aux engouements de la mode ; ne collectionnez ni les tabatières, ni les boîtes à poudre, ni les coquillages, ni les montres, ni les presse-papiers Louis-Philippe. Un beau morceau de verre, un beau galet, une bille de bois exotique, valent mieux, n'est-il pas vrai, que les plus coûteux des bibelots !


Meubles ayant figuré à l'Exposition Universelle de 1900, en style aux courbes " macaroni étiré "

M. MALLET-STEVENS

Donnez votre attention particulière à la couleur de la pièce. J'ai connu jadis, à Londres, un homme de goût qui avait fait installer chez lui des rideaux mobiles, de couleurs variées, qu'il faisait changer suivant ses occupations et ses désirs. Quand il voulait rêver, les rideaux étaient bleus, le bleu engendrant la mélancolie ; quand il recevait une jolie femme, les rideaux devenaient rouges ; quand il désirait travailler, les rideaux jaunes apparaissaient, le jaune incitant au travail. C'est un luxe qui est a la portée de tous, qu'il est facile de vous recommander. Mais le grand luxe, les plus belles couleurs, ce sont les fleurs.
Pas trop de fleurs, afin d'éviter l'aspect « réception de fiançailles », mais des fleurs bien disposées, des bouquets adroitement composés. Au Japon, il y a des professeurs qui apprennent à faire des bouquets.
Peu de meubles. Mais, pour les meubles, attention à la mode ! La mode, de nos jours, passe vite. Tout est rapide, ultra-rapide ! la mode des meubles Louis XVI, sous Louis XVI, a duré proportionnellement à la vitesse d'un carrosse ; la mode des meubles modernes dure en raison directe de la vitesse d'une voiture de course à turbo-compresseurs.
Le vieil adage : « Les fous inventent les modes et les sages les suivent » n'est pas exact. Il faudrait ajouter : quelques jours seulement, quelques heures  souvent.   La mode, contrairement à l'art pur, est basée sur rien ; c'est une fantaisie, sans logique, qui a du charme parfois (et c'est là  le danger),  mais qui, vite, saute à un autre sujet. Les gravures de mode vieilles de deux ou trois ans sont une source de rire étonnante, les modes vestimentaires nous paraissent ridicules, la femme étant toujours persuadée que le moment précis où elle est habillée représente la vérité. Les tailles de saut à la corde et les robes courtes de dancing girl de 1928 sont déjà du plus haut comique. Les films d'avant-guerre nous réjouissent autant. Les formes et les couleurs suivent la mode. Le « petit ensemble » actuel des Parisiennes : calotte d'enfant de chœur, tailleur, gants, chaussures, d'un même ton, aiguise notre sévérité quand nous voyons passer une femme aux vêtements polychromes. Je ne sais qui comparait une Anglaise à un champ clos où les couleurs ennemies se rencontrent et se livrent bataille.
En ameublement, le « décalage » n'est pas comique, il est triste. Le mobilier 1900 aux courbes « Rivoire et Carret », le mobilier 1925 avec ses pans coupés, ses serviettes sculptées, ses jets d'eau innombrables, rappellent un passé proche, ce qui est triste.
Avez-vous remarqué que le passé proche a comme un goût de regrets, une mélancolie envahissante, tandis que nous sommes en dehors du passé lointain et classé ; nous ne mesurons plus notre existence à son échelle, son éloignement ne nous affecte pas. Le propriétaire d'une voiture modèle 1923 roule sans joie ; il a une « vieille voiture » ; au contraire, sa voiture 1908, dans son garage, à la campagne, l'amuse beaucoup, c'est une voiture « ancienne ». Son chapeau haut de forme lui procure le même petit chagrin ou la même petite satisfaction. C'est aussi vrai pour les meubles.
Mon excellent ami Francis Jourdain, qui est unanimement le père, le jeune père de l'art décoratif moderne, a exécuté, en 1912, un Living-room aussi logique, aussi nouveau de forme que s'il avait été conçu cette année même ; il n'a absolument pas vieilli. Ce n'est plus de la mode, c'est de l'art.
« La mode ne tyrannise que les sots » ; en ameublement, son influence doit être rejetée. Les petits détails décoratifs, jolis pendant quelques années, n'ont, à mon sens, qu'un seul intérêt : permettre de dire, sans se tromper, l'âge du meuble sur lequel ils sont appliqués. Les guirlandes, les nœuds, les bouquets, les sphinx, la guimauve, les jets d'eau, les triangles enchevêtrés, nous renseignent tout de suite sur l'époque d'un mobilier ; ils sont comme une étiquette collée sur le bois   du   meuble, une indication de Bœdeker ou de guide de musée : fauteuil « losanges » : Directoire ; table « griffes de lion » : Empire ; canapé « jet d'eau » : 1925, etc.
II faut pourtant un peu d'expérience, car nous connaissons des radiateurs à décor Louis XV et des ascenseurs à boiseries Louis XVI qui ne sont pas d'époque.
Beaucoup de gens sont persuadés qu'un meuble oui ne comporte aucune décoration est un meuble pauvre. C'est là, il faut l'avouer, une conception de primaire. Certains ornements recouvrant partiellement un objet sont comme des pustules sur un joli visage : ils intéressent le médecin, ils n'améliorent pas la beauté du patient.

M.  GEORGES  HUISMAN

Entrons sur la pointe des pieds dans la chambre à coucher. Je la vois d'ici : pas de lit, un grand divan, une peau d'ours, des coussins, encore des coussins, rien que des coussins. Nous avons vu cela à toutes les expositions, à tous les salons.

M. MALLET-STEVENS

Non, mon cher ami, vous vous trompez du tout au tout. Un lit doit être un lit où l'on dort, un lit où l'on se repose, et non pas un lit-divan tout juste bon pour fumer une cigarette en cherchant vainement à donner à ses membres une position convenable.
Je vois, pour la chambre à coucher, un lit en bois ou en métal, une grande glace où la femme puisse se regarder avec complaisance, un petit bureau et deux bons fauteuils. Je mettrai aussi quelques rayons pour les livres les plus chers.

M.   GEORGES  HUISMAN

Vos livres de chevet !

M. MALLET-STEVENS

Et j'y surveillerai particulièrement le   problème de l'éclairage.

M.  GEORGES HUISMAN

Oui, l'éclairage est une des erreurs de notre temps. La plupart de nos contemporains ignorent absolument l'art de s'éclairer. Les appareils au centre de la pièce, vous l'avez tous remarqué, brûlent les yeux ou donnent envie de dormir. Il est indispensable d'avoir aujourd'hui un éclairage en larges nappes, caché dans le plafond, dans les murs, une lampe de bureau avec la « lumière du jour » et un éclairage à la tête du lit.
La lampe de chevet, mais c'est un vieux souvenir de l'antique bougeoir. Les bougeoirs et les chandeliers ont disparu, l'éclairage à la tête du lit doit être la règle.
De même, n'est-il pas vrai que l'orientation du lit suivant la direction est-ouest vous procurera un sommeil paisible et parsemé de rêves délicieux ?


Le salon cher aux grands-parents

M. MALLET-STEVENS

N'oubliez pas non plus d'accrocher aux murs de la chambre à coucher une ou deux œuvres d'art qui vous auront séduits, mais pas davantage. En aucun cas, votre chambre ne devra ressembler au Musée du Louvre ou au Musée des Offices.
Le choix des tableaux ? Très difficile. Ce choix demande du goût, de l'intelligence et, malheureusement, souvent du flair, car beaucoup de gens sont persuadés que, si le tableau est un agrément, il doit également représenter une valeur de portefeuille ; la valeur artistique est insuffisante. Vous vous rappelez l'histoire du monsieur qui, au temps où les opérations de bourse étaient lucratives et où les bonnes toiles suivaient des cours vertigineux, voulant spéculer sur la peinture, écrit à un marchand de tableaux, lui demandant de lui acheter « au mieux » pour trois cent mille francs de « jeunes ». Un mois après,  le marchand de  tableaux téléphone à son client pour le prévenir qu'il s'est procuré les tableaux pour la somme fixée et le prie de vouloir bien passer à sa galerie afin de voir ces acquisitions. « Mais que voulez-vous que j'aille faire à votre galerie ? Inutile de me déranger. Croyez-vous que, lorsque j'achète des actions de Suez, je me déplace pour aller voir le canal ? »

La peinture ne doit pas s'acquérir comme cela. Pas non plus, comme le fait souvent l'Etat, attendant qu'un peintre « se vende » un million pour s'empresser de devenir possesseur d'une de ses oeuvres. Quand les mêmes toiles de ce peintre valaient cinq cents francs, l'Etat ne songeait pas à les acheter. C'est le prix, bien souvent, qui consacre la valeur artistique d'un tableau. Il faut se procurer les tableaux qu'on aime, que le peintre soit connu ou non ; si la fortune favorise l'acquéreur, il est normal qu'il s'adresse à des maîtres consacrés ; le prix ne devrait pas compter.

M.  GEORGES  HUISMAN

En somme, vous êtes plus raisonnable que je ne supposais !
Il nous reste à meubler la chambre d'enfants. Celle-ci, je la vois déjà comme si j'y étais. Je vois, sur les murs bleus ou roses, une frise charmante, le Petit Chaperon rouge, la Belle au bois dormant, des scènes enfantines, des marmots aux prises avec des canards, des chats ou des chiens, de petits ramoneurs bousculant de petits pâtissiers...

C'est votre idée, n'est-ce pas ?

M. MALLET-STEVENS

Mon cher ami, excusez-moi, mais une telle décoration me paraît tout à fait stupide. Pourquoi voulez-vous abêtir l'enfant en attirant ses regards sur des thèmes enfantins ? Tenez-vous essentiellement à lui parier du toutou et du « coin-coin » ? Evitons de parler aux enfants, comme aux petits chiens, en doublant certaines syllabes ; le sucre devient du « susucre » ; la mère, la « mémère », et je crois inutile la traduction en langue enfantine de certains mots français : le cheval est un dada ; l'oncle, un tonton ; le mal, un bobo, etc. Ne parions pas à leurs yeux de la même manière.
Si ces frises sont inoffensives pour la petite enfance, elles deviennent ridicules pour un enfant de six ans, qui les connaît vite par cœur ; elles sont grotesques pour on enfant de dix ans, qui habite toujours la même chambre. Alors, j'efface résolument vos frises enfantines. Dans la nursery, j'installe d'abord un éclairage parfait pour que l'enfant ait toujours une bonne vue, puis un lit et une armoire fraîche, un immense coffre à jouets, parce que l'enfant n'a jamais assez de jouets, et jamais assez de place pour les ranger. Quant aux murs, je les réserve pour de belles photographies, mises sous verre : pour le bébé, peu importe ; pour le petit enfant, les photos des médaillons de l'hospice des Enfants trouvés, à Florence, des Maternités, des Fuites en Egypte empruntées aux primitifs. Pour le petit garçon et la petite fille, le Parthénon, de la statuaire grecque, des Vierges dru XIIIe siècle : bref, d'admirables images de la Beauté éternelle.

M. GEORGES HUISMAN

J'entends bien. Mais prenez garde ! Vous refusez d'installer le musée dans la chambre à coucher, et voilà que, maintenant, vous installez le musée dans la nursery !

M. MALLET-STEVENS 

Non, puisque ces photographies sont provisoires : aucune d'elles ne demeurera longtemps accrochée au mur. Les parents les changeront fréquemment, pour que l'enfant soit familiarisé de bonne heure avec le plus grand nombre de chefs-d'œuvre. La dépense ne sera pas considérable.

M. GEORGES HUISMAN

Evidemment,  vous aurez établi ainsi,  dans la nursery, un système de décoration sans cesse renouvelé qui devrait être généralisé à tout l'appartement.
L'idéal serait d'avoir des meubles ou des œuvres d'art que nous changerions fréquemment.
L'idéal serait de changer de mobilier aussi fréquemment que certains changent de voiture ; mais la mode s'y refuse, car certains consentent plus facilement à divorcer qu'à changer de vaisselle ou d'armoire à glace !

M. MALLET-STEVENS 

L'idéal serait aussi de concevoir la maison comme une station provisoire et non comme une gare terminus. L'idéal serait de changer d'appartement au moins trois fois dans la vie : le petit appartement des jeunes mariés, le bel appartement où les enfants grandissent, et de nouveau le petit appartement où les vieux époux, Philémon et Baucis, se retirent après avoir marié ou établi leurs enfants.

M. GEORGES HUISMAN

L'idéal serait aussi de concevoir un ameublement et une décoration appropriés à chaque âge de la vie.
La sagesse des nations prétend que chaque âge a ses plaisirs, maïs elle n'a jamais affirmé que chaque âge avait droit à ses meubles, à ses objets indispensables, à son style décoratif. Imaginez-vous le premier président de la cour d'appel, demeuré célibataire, continuant à coucher dans sa petite chambre d'enfant ? Imaginez-vous une jeune mariée de 1931 faisant son courrier derrière le redoutable bureau Empire de sa grand'mère ? Non, sans doute, et pourtant c'est ce que nous nous obstinons à faire.

M. MALLET-STEVENS

L'idéal, dans la vie, est d'avoir un logis qu'on aime, un logis qui vous aime. La maison doit vous accueillir aimablement ; sa façade (j'allais dire son visage) doit être avenante, lumineuse et claire. La maison doit être jeune, et, plus nous vieillissons, plus nous devons trouver de charme à sa jeunesse. Les heures pénibles de la vie sont moins lourdes dans un cadre de lumière, les minutes heureuses s'y prolongent.
—        Ta maison, que sera-t-elle ?
—        Moderne... Moderne...

De vifs applaudissements, des rires joyeux, de nombreux rappels. Le public discute, s'amuse, réapplaudit. Pour un rien, il continuerait la controverse avec les deux conférenciers, qu'il fête.