AUTREMENT DIT

Hebdomadaire / n°444 / 27 juillet 2001

Nouvelle vie pour le chef d'œuvre de Mallet-Stevens ?

L'Etat rachète la Villa Cavrois pour " un prix raisonnable "

Après des années d'abandon, d'incertitude, de promesses non tenues et d'effets d'annonce, la Villa Cavrois, à Croix, devrait connaître des jours meilleurs. Comme annoncé en septembre dernier, elle vient en effet d'être rachetée par le ministère de la Culture. Une page se tourne après quinze ans de rebondissements en tout genre.

Quinze ans que les amoureux de la Villa Cavrois attendaient cela. Quinze années pendant lesquelles ce joyau de l'architecture moderne a subi des dégâts considérables. Mais, mercredi 25 juillet, une page a été tournée dans l'histoire à rebondissements du " bateau " du quartier Beaumont, à Croix. Annoncé en septembre dernier par le secrétaire d'Etat au Patrimoine, Michel Duffour, en visite dans la région, le rachat par l'Etat de la villa a en effet été officiellement signé (1). " Pour un prix raisonnable ", nous confiait une source proche du dossier, mardi soir. Car bien longtemps, l'estimation de sa valeur, parmi d'autres considérations, a constitué un motif de fâcherie entre le propriétaire et les collectivités candidates au rachat. Entre l'estimation de la Direction des Domaines, à 610 000 euros (4 MF), voire le franc symbolique évoqué à une époque par Pierre Mauroy, et le prix de 1,3 million d'euros (8,5 MF) qu'en réclamait son propriétaire, la SARL Kennedy-Roussel, les positions paraissaient inconciliables. Au point que c'est l'Etat qui finira par prendre la main, il y a dix mois, constatant l'abandon de tous les projets menés localement. Il est alors question de 1,1 million d'euros (7 MF) pour le rachat de la villa.

Une affaire de famille

En 1987, la famille Cavrois vendait la villa à la famille Willot, via la SARL Kennedy-Roussel, constituée pour l'occasion. Depuis, les effets d'annonce n'ont pas manqué. Très vite, les projets immobiliers menés en collaboration avec l'architecte Pierre-Louis Carlier - division de la villa en appartements et construction d'un lotissement - soulèvent une forte opposition. La mairie de Croix ne délivrera d'ailleurs aucun permis de construire. La famille Willot se retrouve alors avec sur les bras un encombrant fardeau. Ses objectifs initiaux n'étaient évidemment pas d'entretenir un tel domaine sans retour financier rapide. La villa, qui avait déjà commencé à souffrir des outrages du temps, est alors laissée à l'abandon, ouverte aux squatteurs, pilleurs et amateurs de lieux hors norme. Plaques de marbre, revêtements de bois précieux et pendules encastrées disparaissent ainsi. Jusqu'aux radiateurs et aux portes, qui doivent aujourd'hui trôner dans des collections d'un genre particulier.


Le vestibule d'entrée photographié en 1934. Aujourd'hui, il ne reste plus rien des décors. Photo " Une Demeure 1934 " - Editions Jean-Michel Place

La structure de la villa a souffert

Plus récemment, c'est la structure de béton armé, particulièrement sous les terrasses, qui a souffert des infiltrations dues à l'absence d'entretien. La première tentative de sauvegarde, en 1992, est à mettre à l'actif du Conseil général du Nord, qui se déclare preneur. Quelques mois plus tard, le changement de majorité consécutif aux élections se chargera de classer le dossier. Ce n'est qu'en 1994 qu'un grillage d'enceinte est posé pour protéger la Villa Cavrois des casseurs. Une opération financée par l'Etat. En septembre 1995, le ministre de la Culture d'alors, Philippe Douste Blazy, annonce dans les colonnes de La Voix du Nord qu'il a engagé " un programme de travaux d'office [c'est-à-dire imposés au propriétaire, NDLR], voire une expropriation au profit d'une collectivité locale ". L'opération, lancée quelques mois plus tard, fait long feu, annulée par un recours du propriétaire auprès du tribunal administratif.

Décembre 1998 : La grande illusion

En décembre 1998, tout le monde semble croire que la solution a enfin été trouvée. Le président de Lille Métropole Communauté urbaine (LMCU), Pierre Mauroy, annonce en effet que la communauté urbaine est sur le point de racheter la villa. La candidature de Lille au titre de "capitale européenne de la culture" pour 2004 joue un grand rôle dans cette annonce. " Il eut été quelque peu paradoxal que nous laissions cette villa encore très belle livrée à elle-même. Cette situation se serait retournée contre nous ", explique alors Pierre Mauroy... Toute la presse, ou presque, semble tenir l'affaire pour acquise. Et pourtant, les semaines passent sans que le dossier n'avance d'un pouce. Jusqu'au coup de théâtre d'avril 1999. Dans une interview donnée à Nord Eclair, le président de LMCU fait machine arrière toute. La villa est dans un plus mauvais état que nous le pensions, explique-t-il en substance ; elle ne vaut pas plus que le franc symbolique.

Projet de lotissement en cours

Evidemment, dans ces conditions, la SARL Kennedy-Roussel n'est pas vendeuse... Retour à la case départ. Rien, ou presque, ne bougera jusqu'en septembre dernier. Ce qui ne signifie pas que les dix derniers mois n'ont connu aucune péripétie. Car la SARL Kennedy-Roussel n'a pas pour autant renoncé à rentabiliser son bien. Elle maintient son projet de construction de lotissement, dans un secteur résidentiel de haut standing, où les terrains se négocient à pris d'or. Or, la volonté de l'Etat et de la Direction régionale à l'action culturelle (Drac) de faire de la Villa Cavrois un "centre de connaissance des archives de l'architecture" nécessite une modification du plan d'occupation des sols (POS), pour transformer les terrains constructibles concernés en " emplacement réservé pour un équipement culturel ". Un périmètre de 32 000 m2 est retenu dans l'enquête publique qui suit, entre le 5 décembre 2000 et le 5 janvier 2001.

Périmètre à géométrie variable

Une bien mauvaise affaire pour le promoteur immobilier, qui voit ainsi ses projets tomber à l'eau. Il fera d'ailleurs consigner ses remarques, plans à l'appui, dans les registres du commissaire enquêteur. Dans ses conclusions, ce dernier " recommande " pourtant " à Monsieur le président de la Communauté urbaine d'élargir le périmètre de l'emplacement réservé ", pour se rapprocher davantage de la parcelle historique de 1932, date de construction de la villa. Et là, nouveau coup de théâtre : la communauté urbaine décide finalement de réduire la parcelle protégée à 17 600 m2, lors du vote définitif, en février dernier. Une aubaine pour le promoteur, qui sauve du même coup ses plans du naufrage. Au sein de l'Association de sauvegarde de la Villa Cavrois (ASVC), créée en 1990, la pilule a eu du mal à passer. Depuis plus de dix ans, l'association (2) est de tous les combats pour sauver le chef d'œuvre en péril de Robert Mallet-Stevens. Après un vif débat interne, ses membres s'accordent finalement pour ne rien tenter contre le projet.

" Nous étions tiraillés "

" Nous étions tiraillés entre la volonté d'agir et le risque de mettre à mal le processus en cours, explique aujourd'hui son président, l'architecte Richard Klein. On a toujours milité pour que l'Etat se porte acquéreur, étant donné le comportement du propriétaire. C'est donc en toute conscience que l'on n'a rien fait pour nuire à ce rachat. " L'association renonce donc à poser recours contre le projet Kennedy-Roussel, qui a obtenu de la mairie de Croix un "permis de lotir" en date du 3 mai dernier. Du côté de la Drac, à l'origine de cette diminution du périmètre protégé, on explique que la zone correspond aux parties classées monument historique. " Cela suffit de notre point de vue, justifie Richard Martineau, directeur de la Drac. L'emprise retenue est suffisante pour avoir une bonne vue sur le bâtiment depuis l'extérieur et depuis le bâtiment sur un espace jardiné suffisant. On n'est pas là pour mettre tout sous une cloche de verre ". Reste à connaître l'usage exact qui sera réservé à la Villa Cavrois. L'ASVC, qui a alimenté la réflexion sur ce point, a proposé d'associer au projet l'Ecole d'Architecture de Lille et le Centre des Archives du Monde du travail, à Roubaix. Maintenant que la vente de la villa est acquise, l'association devrait très vite retrouver de la voix.

Ludovic Finez

(1) L'annonce officielle devrait être faite par le ministère de la Culture jeudi 26 juillet, le lendemain du " bouclage " de ce numéro.

(2) Association de sauvegarde de la Villa Cavrois, 68, rue Jules Guesde, 50170 Croix (site internet : www.nordnet.fr/mallet-stevens).


" Demeure pour une famille vivant en 1934 "

Achevée en 1932, la villa Cavrois fait partie des " villas à la campagne " dessinées par Robert Mallet-Stevens.

Surnommée la " Folie Cavrois " par le voisinage, elle est une véritable ode à la modernité.

Des arbustes ont installé leurs racines dans les fissures du béton des terrasses. Sous la végétation luxuriante, le large escalier qui dessert l'entrée sud prend des allures d'arche perdue. Par endroit, la façade a vu ses briques de parement disparaître sur des mètres carrés. A l'intérieur, toutes les pièces ont été saccagées. Soixante-dix ans après sa construction, le chef d'œuvre de Robert Mallet-Stevens, souvent comparé à un paquebot à cause de sa silhouette, semble s'être échoué après une violente tempête. La villa Cavrois, commandée en 1929 par l'industriel Paul Cavrois, patron de la filature roubaisienne Cavrois-Mahieu entre 1919 et 1965, est une véritable ode au mouvement moderniste des années vingt et trente. " Demeure pour une famille nombreuse. Demeure pour une famille vivant en 1934 : air, lumière, travail, sport ; hygiène, confort, économie. Tel était le programme ", écrit Robert Mallet-Stevens de son propre travail, en 1934.

" Grande piscine extérieure "

Et de détailler : " Grandes baies au midi pouvant s'ouvrir largement. Grandes surfaces vitrées donnant le maximum de clarté. Eclairage indirect puissant pour la nuit. Bureau, salles d'études permettant de travailler dans le calme. Salle de jeux, grande piscine extérieure pour nager et plonger. Nombreuses salles de bains, surfaces lavables, nettoyage par le vide, ventilation de tous les locaux suivant une hygiène complète. Téléphone, heure électrique; TSF, chauffage central avec thermostat, ascenseur, procurent un confort agréable. Matériaux simples mis en œuvre avec un grand souci d'économie ". L'intérieur fait la part belle aux grands volumes, à la polychromie, aux matériaux précieux : marbre, acajou, teck... La maison sera la dernière des " villas à la campagne " réalisées par Robert Mallet-Stevens. Avant elle, il avait dessiné le château de Mézy (région parisienne) pour le compte du couturier Paul Poiret et la villa du Vicomte de Noailles, à Hyères. Cette dernière a d'ailleurs connu un sort semblable à sa lointaine cousine du Nord. Rachetée par la ville de Hyères en 1973, la. Villa Noailles a subi un abandon de quinze ans. Pillée elle aussi, elle a souffert, avant de connaître un programme de rénovation débuté en 1989, grâce à une action commune des collectivités locales et territoriales. La troisième tranche de travaux est actuellement en cours. 

L.F.